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Un matin

avril 11, 2014

Vous entrez à deux dans sa chambre.

La veille, tu lui avais proposé une douche, il était content.
Entre temps, il n’a pas dormi de la nuit, effrayé par la fin qui approche et aujourd’hui, ça n’est plus le même homme.
Il se sent incapable de se lever de son lit. Il respire difficilement malgré l’oxygène. Son visage est crispé par la peur.
Ses gestes sont pénibles et lourds. Tu t’accroupis pour te retrouver plus près de lui. Vous chuchotez.
Il te dit qu’il n’en peut plus. Qu’il aurait rêvé mourir dans les bras de ses filles. Il sait que ça ne se fera pas, il est déçu.

Son ex-femme et sa plus jeune fille ont un cancer du sein, elles se battent et ne comprennent pas qu’il abandonne. L’autre fille soutient et subit une famille entièrement rongée par la maladie. Gros jackpot de la vie.
À mesure qu’il se confie, tu sens qu’il se calme. Rien de grand mais au moins un léger soulagement.
Ta collègue s’assoie à côté de lui et prend sa main. Elle a une voix douce et apaisante. Tu éteins la présence pour que plus rien ne vienne perturber ce moment.
Cet homme, il a 63 ans. Être incapable de se laver, ça n’est forcément pas acceptable.
votre rôle, c’est de l’amener à proposer votre aide, sans qu’il se sente humilié. Une mission quasi-impossible évidemment, mais vous pouvez au moins atténuer la douleur. Essayer en tout cas.
Vous lui proposez de prendre soin de lui juste ce matin, pour qu’il puisse se reposer et être mieux quand ses filles arriveront.
Il accepte en s’excusant de vous donner du travail. Tu prends ses jambes et déjà tu sens tes doigts marquant leur empreinte sur sa peau oedemaciée.
Vous l’allongez et sans un bruit, le rituel se met en place.
Chacune son rôle. L’une fait de la place et choisit avec lui, ses vêtements, l’autre prépare les bassines d’eau chaude, le savon et de quoi le raser.
Autour du lit, vous commencez la toilette. Tu as le haut du corps, ta collègue les jambes et les parties intimes.
Tu commences le rasage, il ferme les yeux. Tu sais bien, pour l’avoir vu mille fois, que ça lui fait mal d’avoir besoin de toi pour ce geste anodin. Tu ne cherches même pas a détourner sa peine, ça serait flagrant et maladroit.
Au contraire, tu lui demandes pourquoi il n’a pas dormi, tu profites de cette proximité pour qu’il se libère un peu. Sans en avoir parlé avant, ta collègue est sur la même lancée.
Dans le même temps, vos gestes se font plume, d’une lenteur extrême, même au moment de changer son pansement.
Vous le sentez se détendre, alors vous ne dites plus mot. Massage a l’huile sur l’ensemble du corps. Vous entendez sa respiration ralentir à mesure que vos mains glissent sur sa peau. Vous l’enveloppez, le touchez, l’effleurez, le parfumez, le temps s’arrête.
Délicatesse des mouvements, des sourires et des voix, vous sentez que vous lui faites du bien, que l’espace d’un instant, le poids de sa peine est un peu moins lourd.
Quand c’est fini, vous rangez sans bruit. Avant le soin, c’était des angoisses de mort et de l’épuisement, il est maintenant détendu et prêt à s’endormir.
Il murmure des dizaines de mercis, une larme troublant son regard bleu perçant.

Vous sortez de la pièce et soufflez profondément.
Ça vous a lessivées. Ça vous a pompées toute votre énergie. Vous vous sentez vidées par toutes les émotions que ce moment vous a provoquées.
Vous ne savez pas si vous avez passé 1h ou 2 dans cette chambre. Vous vous en foutez tellement. Vous retrouvez votre collègue infirmière et lui rapportez comment s’est passé le soin. Vous êtes tellement fières de ce que vous avez fait. Tu dis a ta collègue que c’est pour des instants comme ça que tu fais ce métier. Ce que tu ressens a ce moment la, c’est tellement puissant que tu peux presque ressentir les endorphines t’envoyer des décharges dans tout le corps.
Comme si rien au monde ne pouvait être plus fort que ce que vous venez d’accomplir.
Il règne une telle chaleur ce matin là, que ton sourire est figé niaisement. Vous riez, ta collègue te masse pendant que les autres apportent les repas, chacune se souciant du bien-être de l’autre. L’harmonie dans le chaos de ces vies qui implosent.
Rien n’indique que vous êtes en soins palliatifs. Il y a plus de vie ici que n’importe où ailleurs. Plus de tendresse, de compréhension et de rires aussi.
Ici, on s’attache aux détails pour tenter de rendre moins insupportable l’horreur d’une fin annoncée.
Et ce matin là, toutes dans la même direction, sans stress et sans contrainte de temps, vous avez réussi a faire quelque chose de grand.
Vous le savez et rentrez chez vous épuisées mais sereines.

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3 commentaires
  1. Minich permalink

    Quel « travail » éprouvant… Mais merci de le faire et de le si bien décrire…

  2. Sublime texte. Sublimes émotions malgré la lourdeur d’un environnement. Chapeau bas…

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