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Samedi soir.

Mai 4, 2014

Samedi soir, 2:35.
Dans la rue, les jeunes gueulent, c’est la fête, on s’en fout.
On regarde chacune notre portable, en se révoltant mollement, de temps en temps, sur notre travail qui sera toujours un bâtard de la société.
Et puis la sonnette.
Je me dirige vers la chambre. J’entends hurler, les collègues me suivent. En entrant le patient près de la fenêtre se tord de douleur. Ses yeux sont exorbités, ses râles sont puissants, il bave tellement le mal lui prend toute son énergie. Il indique son flanc gauche comme zone sinistrée.
La collègue envoie la purée. Un bolus de morphine.
1/4 d’heure. C’est ce qu’il va falloir endurer en torture a ce monsieur avant que la drogue agisse.
1/4 d’heure durant lequel ses gémissements percent la tranquillité de la clinique.
1/4 d’heure a essayer de le calmer, avec des paroles aussi connes que « essayez de vous calmer monsieur, ça va se passer, il faut patienter un petit peu le temps que le médicament fasse effet. »
Je m’éloigne, impuissante. Ba oui tu sais, je peux pas faire grand chose a mon petit niveau. Enfin si, je peux lui poser un pack chaud, quoi. Ok. Bon. Voilà.
Le problème qui vient se greffer la dessus, c’est son voisin de chambre.
Ils ont tous les deux un cancer du poumon, le transfert est évident. Il sort des toilettes bouleversé, en sanglots, suppliant pour qu’on ne laisse pas souffrir son compagnon de galère. Il crie, il me dit qu’il sait que c’est ce qui va lui arriver. Il suffoque, il étouffe, prend sa cuvette et vomi de la bile.
On décide de le changer de chambre.
Je l’habille en lui expliquant qu’il faut qu’on l’isole pour qu’il puisse se reposer. Il s’en contre fout de ce que je dis, la terreur est la. Je l’installe dans un fauteuil, j’attrape a l’arrache quelques effets personnels et je le dirige vers une chambre a l’étage inférieur. Devant l’ascenseur, il pleure en nous implorant de l’achever, il ne veut pas souffrir comme ça, c’est inhumain, il demande comment on peut faire ce métier. Il nous dit qu’il ne reverra jamais son voisin et qu’il finira comme ça, il se rabâche comme s’il ne pouvait croire ce qu’il venait de voir.
Arrivé dans la nouvelle chambre, je l’installe. J’essaye de le concentrer sur du banal, du concret, je lui demande s’il veut que j’aille chercher le reste de ses affaires, s’il a mal, s’il a froid.
La communication est vaine. Il est dans sa torpeur. Les collègues me rejoignent. Pendant 3/4 d’heure, il nous parle et nous l’écoutons sans trop savoir quoi répondre. Parce qu’il sait très bien qu’il va mourir et qu’on ne trouvera pas de quoi le rassurer.
Il se concentre sur notre travail. Il pense qu’on ne peut l’exercer que par intermittence. Il n’imagine pas possible que l’on puisse vivre cela au quotidien. Il nous dit qu’il ne savait pas, que les gens ne savent pas, ce qu’on voit. Il est bouleversé.
J’ai mal au ventre parce qu’il me rappelle que ce que je fais finira par me consumer.
Il nous demande si nous avons des enfants. Deux oui et évidemment un non. Le mien. « Oh ça viendra, c’est en projet non? » Je dis oui pour avoir l’air comme tout le monde.
Au delà de son angoisse, c’est la mienne qu’il réveille.
Il nous dit que c’est merveilleux les enfants, la famille. Qu’il faut profiter de chaque instant. Qu’il faut les aimer. Qu’il ne faut pas nourrir de colère avec les gens qu’on aime parce que c’est trop cruel la vie, à la fin. Je dis oui. Je souris.
A l’intérieur, ça chiale. La claque aller-retour: pas d’enfant, pas de mec. Le coup de pied aux fesses: une famille en lambeaux et enfin le taquet final: la nana incapable de profiter de sa vie pétrie dans sa bouillasse de trouilles.
BOUM.
La projection est faite. Ok c’est la merde. Souffle ma fille. Souffle.
Je m’esquive une nouvelle fois et retourne chercher des bricoles dans sa chambre. Je décroche les dessins de ses petits-enfants, les photos, tout un tas de petits grigris destinés à lui rappeler qu’il est aimé.
Quand je reviens vers lui, il parle avec mes collègues de l’euthanasie. Nos arguments sont ridicules après ce qu’il vient de voir. Je lui dit que son voisin est maintenant calme et soulagé, il ne me croit pas.
Il nous demande encore de prendre soin de nos enfants. Comme si nous n’allions pas le revoir. On sent maintenant qu’il veut être seul. On s’éloigne. La tension retombe. On se sépare. Je ne sais même pas ou mes collègues sont. Je retourne dans la salle de pause. A la télé c’est thé ou café. J’attrape mon téléphone il va falloir que je parle de ça. A qui? Comment? Pourquoi?
Si c’est pour se faire plaindre c’est pas la peine. Je déteste qu’on me dise que j’ai du courage. C’est tellement faux.
Si c’est pour faire peur, c’est pervers. Non. De toute façon, c’est même pas la peur de ces hommes qui me heurte. C’est la mienne. L’égocentrisme déplacé, tu sais.
Je vais ou comme ça? Je m’en fous, je sais pas. J’écris comme ça vient. C’est comme une démangeaison qu’il faut absolument que je soulage.
Rien de méchant. Mais il faut que ça passe. Il est 4:51, une collègue dort, l’autre joue a candy crush, et je me demande dans mon coin comment sera ma vie quand j’arriverai au bout et puis j’ai honte aussi. Cet homme qui veut vivre de toutes ses forces et moi qui ne profite même pas de ma chance. Un délicieux gâteaux triple chocolats offert a un goret. Du gaspillage.
5:10 maintenant. Une nouvelle sonnette. Une femme nous appelle parce que la pompe de son mari qu’elle veille est en alarme. Quand on entre, elle est au dessus de lui, il ne respire plus.
Je mets ma main sur son torse pour confirmer ses doutes. Elle pleure, elle ne s’en est même pas rendu compte. On la laisse avec lui, en lui disant de nous appeler quand elle sera prête pour qu’on puisse s’occuper de lui.
Retour dans la salle de pause, y’a plus qu’à attendre…
Putain, faut vraiment que je trouve un moyen pour réussir a prendre de la distance.
Je sais pas, des puzzle tu crois que ça marcherait?

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6 commentaires
  1. Frédéric GAUTHIER permalink

    Il n’est pas ici question de courage. Il n’est pas ici question du travail bien fait. C’est juste la vie.

  2. Lucilius permalink

    C’est une chose qui me traverse l’esprit assez souvent aussi : tous ces gens qui sont à la mort et qui ne demandent qu’à vivre. Tous ces gens qui n’ont pas eu la moitié des chances que j’ai eues et qui se démènent, espèrent et ont le courage de croire qu’ils peuvent détourner le cours du destin à leur profit. Et moi qui panouille, échoue comme une baleine crevée d’une plage à l’autre et passe le temps en attendant la mort. Quelle honte et quel gâchis.

    Et puis non, finalement. « Qui a fait la promesse, qui ne l’a pas tenue ? » Je n’ai rien promis, d’abord, je n’ai pas fait cette promesse d’être heureux que personne de toute façon n’avait le droit de m’extorquer. Je suis là et je fais ce que je peux, c’est tout ce que je dois et je ne le dois qu’à moi-même. Il n’y a pas de justice, il n’y a pas de sens à la vie mais il n’y a pas d’injonction non plus. On ne doit rien à la vie. On n’est pas tenu de la faire briller ni de piquer des fleurs rares dans ses cheveux, et moins encore de mener celle d’un autre. Chacun fait selon ses propres forces et si je n’en ai pas beaucoup, il serait d’autant plus ridicule de les gaspiller à me sentir coupable de n’en avoir pas plus. Surtout qu’elles peuvent toujours croître en cours de route et que rien n’est jamais joué.

    • Je trouve ton commentaire tellement juste et brillant. Je vais me me relire en boucle jusqu’à ce que ça devienne une façon de penser pour moi également. Merci!

  3. El Nacho permalink

    Merci pour ton billet. Merci pour ces mots. Ils sont versés sur la douleur en lui conférant une silhouette. Tu sais comme dans ces vieux épisodes de l’ « Homme Invisible », où l’astuce consistait à lui verser de la farine ou n’importe quel fluide coloré pour le faire apparaître à notre regard. Etrangement ça fait du bien. Pas par voyeurisme (tu penses! on s’en passerait bien) mais par ce truchement magique qu’est la communication et que recherche l’Humanité depuis un bail apparemment: échanger sur ce qui fait mal, ça fait un peu de bien. Des fleurs! des chocolats! Merci!

  4. ancelin thierry permalink

    bravo mille fois bravo de nous faire partager ton quotidien je t’en remercie .

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