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On

On dit qu’il faut pardonner,
On dit qu’un jour, tu le regretteras.
On dit même que tu es butée.
On dit aussi qu’il faut savoir passer au dessus.
On te sort des exemples d’histoires tellement plus graves. Des faits divers pour te faire relativiser.
On ne dit pas que ta peine est légitime.
On ne dit pas que tu as subis les coups de trop.
On détourne la conversation,
On la tourne en dérision parce que bon, ça va, y’a pire, faut t’en remettre.
On part toujours du principe qu’on sait mieux que toi et que tes souffrances sont forcément ridicules.
On te préfère quand c’est toi qui écoutes.
On n’aime pas trop que tu oses te confier. Faudrait pas croire que tu intéresses.
On n’a pas envie que tu racontes cette histoire qui va plomber l’ambiance. Toi, t’es la rigolote.
On ne veut pas que tu bouges de cette case.
On pense que tu devrais surtout t’endurcir.
On ne veut pas savoir ce qui t’affecte, parce que globalement,
on s’en fout.

En vérité,
On est un con.

Elle

La maladie de cette fille, c’est d’être elle.
C’est pas contagieux, a priori, mais quand tu l’as, t’es foutu, il parait.
Enfin, elle l’est, en tout cas.
Elle est pas foutue dans le sens noble du terme, genre a l’agonie, avec les violons derrière et la petite larme distinguée, non.
Elle est juste elle.
Petite. Flétrie de l’intérieur. Froussarde. Elle mène une vie de taularde, piégée par elle.
S’isoler. Manger. Pleurer. Chouiner. Se lamenter. Sortir. Faire la fille drôle. Aider les gens, c’est plus facile que de s’aider elle. Rentrer. manger. Recommencer.
Une année.
Puis deux
etc, t’as compris le principe.
Dans sa bulle de pathétisme, elle ne laisse personne entrer. Personne, ne se bouscule, du reste.
En même temps, essaye de trouver de l’intérêt à une fille qui va mettre toute son énergie a pourrir tout ce que tu pourras faire de bien pour elle…
on est d’accord, t’es pas l’abbé Pierre et entre nous, personne ne vaut ce genre de sacrifice.
Tu la verrais, ça te ferait rire comme elle ressemble a un lapin pris dans les phares d’une voiture, dès qu’on s’approche d’elle.
Elle sait pas bien ce qu’elle fait. Elle ne vit pas, elle respire.
T’avoueras que c’est déjà une sacrée privilégiée, remarque.
Bon. Faut croire qu’on peut passer toute une vie sans vivre, finalement. En étant juste là, comme ça.
Ah tiens, comme la chanson de Goldman, là, tu sais. Oui, le truc avec le vieux pain sur le balcon, c’est ça…
Sa vie ne rappelle même pas une bonne chanson, c’est drôle.
Voilà.
Manger, respirer et vivre par procuration.
Une bien belle ambition dans la vie…
Elle est elle. Bravo à elle, on applaudit.

Samedi soir.

Samedi soir, 2:35.
Dans la rue, les jeunes gueulent, c’est la fête, on s’en fout.
On regarde chacune notre portable, en se révoltant mollement, de temps en temps, sur notre travail qui sera toujours un bâtard de la société.
Et puis la sonnette.
Je me dirige vers la chambre. J’entends hurler, les collègues me suivent. En entrant le patient près de la fenêtre se tord de douleur. Ses yeux sont exorbités, ses râles sont puissants, il bave tellement le mal lui prend toute son énergie. Il indique son flanc gauche comme zone sinistrée.
La collègue envoie la purée. Un bolus de morphine.
1/4 d’heure. C’est ce qu’il va falloir endurer en torture a ce monsieur avant que la drogue agisse.
1/4 d’heure durant lequel ses gémissements percent la tranquillité de la clinique.
1/4 d’heure a essayer de le calmer, avec des paroles aussi connes que « essayez de vous calmer monsieur, ça va se passer, il faut patienter un petit peu le temps que le médicament fasse effet. »
Je m’éloigne, impuissante. Ba oui tu sais, je peux pas faire grand chose a mon petit niveau. Enfin si, je peux lui poser un pack chaud, quoi. Ok. Bon. Voilà.
Le problème qui vient se greffer la dessus, c’est son voisin de chambre.
Ils ont tous les deux un cancer du poumon, le transfert est évident. Il sort des toilettes bouleversé, en sanglots, suppliant pour qu’on ne laisse pas souffrir son compagnon de galère. Il crie, il me dit qu’il sait que c’est ce qui va lui arriver. Il suffoque, il étouffe, prend sa cuvette et vomi de la bile.
On décide de le changer de chambre.
Je l’habille en lui expliquant qu’il faut qu’on l’isole pour qu’il puisse se reposer. Il s’en contre fout de ce que je dis, la terreur est la. Je l’installe dans un fauteuil, j’attrape a l’arrache quelques effets personnels et je le dirige vers une chambre a l’étage inférieur. Devant l’ascenseur, il pleure en nous implorant de l’achever, il ne veut pas souffrir comme ça, c’est inhumain, il demande comment on peut faire ce métier. Il nous dit qu’il ne reverra jamais son voisin et qu’il finira comme ça, il se rabâche comme s’il ne pouvait croire ce qu’il venait de voir.
Arrivé dans la nouvelle chambre, je l’installe. J’essaye de le concentrer sur du banal, du concret, je lui demande s’il veut que j’aille chercher le reste de ses affaires, s’il a mal, s’il a froid.
La communication est vaine. Il est dans sa torpeur. Les collègues me rejoignent. Pendant 3/4 d’heure, il nous parle et nous l’écoutons sans trop savoir quoi répondre. Parce qu’il sait très bien qu’il va mourir et qu’on ne trouvera pas de quoi le rassurer.
Il se concentre sur notre travail. Il pense qu’on ne peut l’exercer que par intermittence. Il n’imagine pas possible que l’on puisse vivre cela au quotidien. Il nous dit qu’il ne savait pas, que les gens ne savent pas, ce qu’on voit. Il est bouleversé.
J’ai mal au ventre parce qu’il me rappelle que ce que je fais finira par me consumer.
Il nous demande si nous avons des enfants. Deux oui et évidemment un non. Le mien. « Oh ça viendra, c’est en projet non? » Je dis oui pour avoir l’air comme tout le monde.
Au delà de son angoisse, c’est la mienne qu’il réveille.
Il nous dit que c’est merveilleux les enfants, la famille. Qu’il faut profiter de chaque instant. Qu’il faut les aimer. Qu’il ne faut pas nourrir de colère avec les gens qu’on aime parce que c’est trop cruel la vie, à la fin. Je dis oui. Je souris.
A l’intérieur, ça chiale. La claque aller-retour: pas d’enfant, pas de mec. Le coup de pied aux fesses: une famille en lambeaux et enfin le taquet final: la nana incapable de profiter de sa vie pétrie dans sa bouillasse de trouilles.
BOUM.
La projection est faite. Ok c’est la merde. Souffle ma fille. Souffle.
Je m’esquive une nouvelle fois et retourne chercher des bricoles dans sa chambre. Je décroche les dessins de ses petits-enfants, les photos, tout un tas de petits grigris destinés à lui rappeler qu’il est aimé.
Quand je reviens vers lui, il parle avec mes collègues de l’euthanasie. Nos arguments sont ridicules après ce qu’il vient de voir. Je lui dit que son voisin est maintenant calme et soulagé, il ne me croit pas.
Il nous demande encore de prendre soin de nos enfants. Comme si nous n’allions pas le revoir. On sent maintenant qu’il veut être seul. On s’éloigne. La tension retombe. On se sépare. Je ne sais même pas ou mes collègues sont. Je retourne dans la salle de pause. A la télé c’est thé ou café. J’attrape mon téléphone il va falloir que je parle de ça. A qui? Comment? Pourquoi?
Si c’est pour se faire plaindre c’est pas la peine. Je déteste qu’on me dise que j’ai du courage. C’est tellement faux.
Si c’est pour faire peur, c’est pervers. Non. De toute façon, c’est même pas la peur de ces hommes qui me heurte. C’est la mienne. L’égocentrisme déplacé, tu sais.
Je vais ou comme ça? Je m’en fous, je sais pas. J’écris comme ça vient. C’est comme une démangeaison qu’il faut absolument que je soulage.
Rien de méchant. Mais il faut que ça passe. Il est 4:51, une collègue dort, l’autre joue a candy crush, et je me demande dans mon coin comment sera ma vie quand j’arriverai au bout et puis j’ai honte aussi. Cet homme qui veut vivre de toutes ses forces et moi qui ne profite même pas de ma chance. Un délicieux gâteaux triple chocolats offert a un goret. Du gaspillage.
5:10 maintenant. Une nouvelle sonnette. Une femme nous appelle parce que la pompe de son mari qu’elle veille est en alarme. Quand on entre, elle est au dessus de lui, il ne respire plus.
Je mets ma main sur son torse pour confirmer ses doutes. Elle pleure, elle ne s’en est même pas rendu compte. On la laisse avec lui, en lui disant de nous appeler quand elle sera prête pour qu’on puisse s’occuper de lui.
Retour dans la salle de pause, y’a plus qu’à attendre…
Putain, faut vraiment que je trouve un moyen pour réussir a prendre de la distance.
Je sais pas, des puzzle tu crois que ça marcherait?

Un matin

Vous entrez à deux dans sa chambre.

La veille, tu lui avais proposé une douche, il était content.
Entre temps, il n’a pas dormi de la nuit, effrayé par la fin qui approche et aujourd’hui, ça n’est plus le même homme.
Il se sent incapable de se lever de son lit. Il respire difficilement malgré l’oxygène. Son visage est crispé par la peur.
Ses gestes sont pénibles et lourds. Tu t’accroupis pour te retrouver plus près de lui. Vous chuchotez.
Il te dit qu’il n’en peut plus. Qu’il aurait rêvé mourir dans les bras de ses filles. Il sait que ça ne se fera pas, il est déçu.

Son ex-femme et sa plus jeune fille ont un cancer du sein, elles se battent et ne comprennent pas qu’il abandonne. L’autre fille soutient et subit une famille entièrement rongée par la maladie. Gros jackpot de la vie.
À mesure qu’il se confie, tu sens qu’il se calme. Rien de grand mais au moins un léger soulagement.
Ta collègue s’assoie à côté de lui et prend sa main. Elle a une voix douce et apaisante. Tu éteins la présence pour que plus rien ne vienne perturber ce moment.
Cet homme, il a 63 ans. Être incapable de se laver, ça n’est forcément pas acceptable.
votre rôle, c’est de l’amener à proposer votre aide, sans qu’il se sente humilié. Une mission quasi-impossible évidemment, mais vous pouvez au moins atténuer la douleur. Essayer en tout cas.
Vous lui proposez de prendre soin de lui juste ce matin, pour qu’il puisse se reposer et être mieux quand ses filles arriveront.
Il accepte en s’excusant de vous donner du travail. Tu prends ses jambes et déjà tu sens tes doigts marquant leur empreinte sur sa peau oedemaciée.
Vous l’allongez et sans un bruit, le rituel se met en place.
Chacune son rôle. L’une fait de la place et choisit avec lui, ses vêtements, l’autre prépare les bassines d’eau chaude, le savon et de quoi le raser.
Autour du lit, vous commencez la toilette. Tu as le haut du corps, ta collègue les jambes et les parties intimes.
Tu commences le rasage, il ferme les yeux. Tu sais bien, pour l’avoir vu mille fois, que ça lui fait mal d’avoir besoin de toi pour ce geste anodin. Tu ne cherches même pas a détourner sa peine, ça serait flagrant et maladroit.
Au contraire, tu lui demandes pourquoi il n’a pas dormi, tu profites de cette proximité pour qu’il se libère un peu. Sans en avoir parlé avant, ta collègue est sur la même lancée.
Dans le même temps, vos gestes se font plume, d’une lenteur extrême, même au moment de changer son pansement.
Vous le sentez se détendre, alors vous ne dites plus mot. Massage a l’huile sur l’ensemble du corps. Vous entendez sa respiration ralentir à mesure que vos mains glissent sur sa peau. Vous l’enveloppez, le touchez, l’effleurez, le parfumez, le temps s’arrête.
Délicatesse des mouvements, des sourires et des voix, vous sentez que vous lui faites du bien, que l’espace d’un instant, le poids de sa peine est un peu moins lourd.
Quand c’est fini, vous rangez sans bruit. Avant le soin, c’était des angoisses de mort et de l’épuisement, il est maintenant détendu et prêt à s’endormir.
Il murmure des dizaines de mercis, une larme troublant son regard bleu perçant.

Vous sortez de la pièce et soufflez profondément.
Ça vous a lessivées. Ça vous a pompées toute votre énergie. Vous vous sentez vidées par toutes les émotions que ce moment vous a provoquées.
Vous ne savez pas si vous avez passé 1h ou 2 dans cette chambre. Vous vous en foutez tellement. Vous retrouvez votre collègue infirmière et lui rapportez comment s’est passé le soin. Vous êtes tellement fières de ce que vous avez fait. Tu dis a ta collègue que c’est pour des instants comme ça que tu fais ce métier. Ce que tu ressens a ce moment la, c’est tellement puissant que tu peux presque ressentir les endorphines t’envoyer des décharges dans tout le corps.
Comme si rien au monde ne pouvait être plus fort que ce que vous venez d’accomplir.
Il règne une telle chaleur ce matin là, que ton sourire est figé niaisement. Vous riez, ta collègue te masse pendant que les autres apportent les repas, chacune se souciant du bien-être de l’autre. L’harmonie dans le chaos de ces vies qui implosent.
Rien n’indique que vous êtes en soins palliatifs. Il y a plus de vie ici que n’importe où ailleurs. Plus de tendresse, de compréhension et de rires aussi.
Ici, on s’attache aux détails pour tenter de rendre moins insupportable l’horreur d’une fin annoncée.
Et ce matin là, toutes dans la même direction, sans stress et sans contrainte de temps, vous avez réussi a faire quelque chose de grand.
Vous le savez et rentrez chez vous épuisées mais sereines.

En passant

Le ballon

le ballon allait jusqu’au ciel.
Elle posait sur lui des yeux d’adoration. Lui, qui était capable de taper dans la balle, jusqu’à ce qu’elle se cogne tout la-haut. C’était incroyable, ce qu’elle pouvait l’admirer. C’était le plus fort. C’était le plus intelligent.
Elle aurait donné n’importe quoi pour qu’il soit fier d’elle. Elle était première de la classe mais en primaire, tu parles, ça intéresse qui ?
Elle avait un an d’avance mais tu parles, tu parles, tu parles…
Elle se souvient de l’avoir vu pleurer, un soir, quand son père est mort. Elle n’avait pas compris. Elle ne l’avait jamais vu en larmes. Elle n’a plus cessé de le voir triste depuis.
Elle n’a jamais réussi à le rendre heureux. Elle n’a jamais réussi a l’empêcher d’utiliser ses poings ou son mépris.
Elle a échoué, elle n’a jamais pu être quelqu’un a ses yeux.
En grandissant elle l’a vu dans ses faiblesses, ses frustrations, ses colères, ses lacunes, son apathie et sa maladie.
Vivre avec un mort-dedans. Souffrir pour lui, souffrir qu’il s’en foute.
deux mois qu’elle ne l’a pas vu alors qu’il est a 2 souffles d’elle. Depuis cette lame. Depuis son cou.
Trop loin pour les rapprocher, trop près pour faire taire les peurs et les pleurs.
Ça la tue de devoir accepter, qu’elle ne verra plus jamais, le ballon toucher le ciel.

Dernier hommage

Mes amis,
Je vous remercie tous du fond du cœur d’être venus aujourd’hui et de m’avoir soutenu pendant ces années. Sans vous tous, quelque soit votre façon de communiquer ou votre éloignement, je ne serais jamais allé aussi loin.
J’ai rencontré de belles personnes, de belles âmes pendant ces 2 années de rechute. Tant parmi la famille que parmi les amis, le personnel médical ou les collègues devenus amis.
Mais j’ai surtout réalisé la chance immense d’avoir eu la plus merveilleuse petite famille qui soit.
Par amour pour eux, je n’ai pas abandonné les traitements que l’on me proposait. J’ai persévéré au « cas ou » cela fonctionnerait.
Et eux, par amour pour moi, ils m’ont laissé partir, ne supportant plus de me voir souffrir dans mon corps et dans ma tête.
Ne pleurez pas pour moi les amis, je suis enfin libéré. Je meurs serein. Sans regret. Tout a été tenté. Malheureusement rien n’a marché. Je meurs sans amertume. Tout a été dit, de ces petits mots glissés sous la porte a ces petites discussions sur le bord d’un lit.
Je laisse derrière moi une famille formidable. Ils s’en sortiront tous les 3, j’en suis sûr. Ils ont déjà montré leurs forces seuls et que dire de ce qu’ils seront capables de faire grâce à votre soutien. Vous pouvez les soutenir eux, mais également les associations d’aides aux malades du cancer, les associations de recherche contre le cancer ou tout simplement donner votre sang.
Mes amis, je vous souhaite très sincèrement d’être heureux et de ne jamais avoir a subir tout ce que nous avons supporté. Je vous souhaite le meilleur et ne perdez jamais de vue l’essentiel.
Prenez soin de vous et des vôtres,
Je vous aime.
A.

Ce texte a été écrit par « lui » durant ces derniers jours de vie à la clinique. Il a été lu lors d’une cérémonie d’hommage et sa femme nous l’a fait parvenir afin que nous le lisions tous. Il savait que tu avais un blog, il voulait le lire. T’espères l’honorer de cette façon.
Sa femme y avait joint une lettre.
Tu t’es précipitée dessus quand tu as su qu’elle avait écrit. Comme un signe, tu avais rêvé d’eux la nuit précédente.
Le courrier simple, fort et beau d’une femme qui réapprend la vie avec ses enfants. Des mômes qui s’en sortent plutôt bien à l’école mais qui n’arrêtent pas de demander à revenir à la clinique. Des remerciement aux médecins, une en particulier, à tout le personnel et comme un milliard d’éclats de verre en plein cœur, une dernière phrase qui te remercie toi plus particulièrement. TOI. Tu n’y croyais pas et pourtant, ils t’ont pas oubliée. Tu les as marqués autant qu’ils t’ont marquée.
Tu pleures. D’émotions, pas de tristesse. Ça te submerge. Tu te sens tellement fière. C’est une vague de chaleur qui te coupe le souffle. Le travail s’arrête. Les collègues passent à côté de toi. Ça compte plus. elles t’emmerdent. T’es dans une bulle d’émotions. Ça tape dans tes tempes, ça cogne si fort dans ta poitrine.
Tu lis, relis, mémorises, te souviens, trembles. Tu te sens un peu mal aussi. Parce que le psy de la clinique t’a dit qu’il ne fallait surtout pas conserver de liens, tu as l’impression de les avoir lâchés.
Tu sais qu’ils cherchent à entrer en contact avec la clinique. Mais il paraît qu’il faut pas s’impliquer plus.
S’impliquer… Ils en ont de bonnes. Comme si c’était pas foutu, de toute façon, niveau préservation avec cette famille… T’as qu’une envie c’est de leur écrire mais tu t’en empêches parce que les psy, ils savent mieux. Surtout lui, c’est un vieux de la vieille alors tu vas quand même pas passer outre.
Ou alors juste une petite carte de vœu? Un petit rien pour qu’ils voient que tu ne les as pas oubliés? Ça mange pas de pain ça non? Allez quoi. C’est pas rien ces gens la, quand même.

Son vieux.

Son vieux, il lui a tout pris.
Jour après jour, la politique de la terre brûlée sur sa vie.
Elle est vide. Une coquille. Il lui a retiré un à un ses petits bonheurs. Les moments qui faisaient sa joie, il s’est arrangé pour les détruire.
Il ne le fait même pas exprès. Au début elle lui trouvait des excuses. Il est malade. Il a eu une enfance malheureuse. Il… non, elle n’y arrive plus a présent. Elle pourra l’aimer et réussira a se rappeler son humanité quand il sera mort, y’a plus qu’à attendre.
La, tout de suite, elle est prise de spasmes terribles rien qu’en pensant à lui. C’est au delà de la haine. Il a tout brisé. Tout ruiné. Elle, les gens qu’elle aime, sa mère. Tout son paysage est grillé par sa folie. Elle a tout donné pour essayer de préserver quelques bribes de vie heureuse. En vain.
C’est un rouleau compresseur, elle pouvait pas lutter. Il est sa rage, sa culpabilité, sa perte, son angoisse, sa violence, sa honte. La source de ses maux. L’origine de sa vie pourtant. Rien de bien ne peut lui arriver puisqu’il est la. Il s’est d’abord assuré qu’elle ne se sente jamais bien dans sa peau. Ses victoires, il les a ignorées, ses défaites, il les a moquées.
Son physique, il l’a toujours pointé du doigt. Trop vulgaire, trop vilaine, trop grosse. C’était pour son bien qu’il disait.
Son esprit, toujours nié. Indigne de la moindre considération. Une ratée. Un fardeau.
Elle a grandit de traviole. Nourrit aux reproches et a l’indifférence. Souvent aux insultes et a l’humiliation. Parfois à la violence. Jusqu’à ce couteau pointé sous sa gorge avant Noël. Énième terreur. Énièmes pleurs.
Maintenant, elle ne peut plus revenir voir les siens, ne pourra plus les protéger.
Elle se prend à rêver d’une vie sans son empreinte, sans son emprise.
Si seulement… Non, faut pas le dire mais putain…si seulement.

Le bilan

Faire le bilan d’une année de travail quand on bosse en soins palliatifs, c’est tenter vainement de se rappeler combien de gens on a vu mourir.
C’est, se voir entrer dans une chambre et repérer l’odeur caractéristique d’une mort imminente. Mélange d’urine et de sécrétions internes.
C’est, ressasser d’innombrables clichés de sang, de tumeurs, de vomis, de regards terrorisés, de méléna, de tout ce que tu ne te pensais pas capable de voir, sans tourner de l’œil.
C’est, se souvenir de certaines histoires en particulier.
Soit, parce qu’elles sont tellement tristes qu’elles t’ont heurtées a vif. Soit, parce qu’elles font appel à ta propre vie.
C’est, ce fameux patient un peu attardé, de 36 ans, dont la tumeur de la langue a éclaté et qui s’est vu, avant de mourir, faire une hémorragie digestive massive. pendant que toi, tu t’occupais d’une autre patiente avec tes collègues. Tu revois le visage de sa mère quand tu es entrée dans la chambre et qu’elle lui tenait la bassine sans comprendre. Tu refais mentalement le geste de vouloir tirer sur l’énorme bout de viande qui pendait de sa bouche l’empêchant de respirer. T’étais paumée. Tu savais pas ce que tu faisais. Il paraît que ça s’est pas trop vu mais aujourd’hui encore tu sais pas bien comment t’as géré.
C’est, cette femme, aide-soignante comme toi, qui a fait taire longtemps ses douleurs lombaires. Son médecin la gavant d’anti-inflammatoires et lui conseillant de la kiné. Dommage, c’était un cancer du poumon d’emblée multi-métastatiques et incurable. Elle est morte en trois mois. Son aimable employeur a eu la délicatesse de lui faire parvenir sa lettre de licenciement jusque dans son lit, a la clinique.
C’est, cette femme de 34 ans qui savait qu’elle allait mourir et qui malgré tout te parlait de fringues et de maquillage. En parlant de « futilité vitale ».
C’est, cette vieille bigote agaçante dont le mari n’a pas voulu venir quand elle est morte car il avait personne pour garder ses chiens. Tu t’es trouvée bien conne ce jour la, tu t’en souviens.
C’est, cet homme mort dans son fauteuil, rappelant la momie des contes de la crypte et devant lequel tu as eu un fou rire.
C’est, ce môme de 23 ans malade depuis l’âge de 13 ans qui a fait tout ce qu’il a pu pour attendre sa mère mais qui est mort deux heures avant son arrivée.
C’est, cette femme voulant absolument faire les protèges-cahiers de ses enfants avant de mourir le lendemain de la rentrée.
C’est, le nombre de fois incalculable ou l’on t’a demandé quand la fin serait la. Comme si tu pouvais te permettre de donner une heure.
C’est, toutes ces familles que tu as vues pleurer, être soulagées, perdues, révoltées, a côté de la plaque…
Ces proches dont le seul champs d’action est la nourriture et qui tiennent absolument a ce que leurs malades mangent, comme si ça allait les sauver.
Ces maris ou femmes parlant de la mort de leur proche devant lui, croyant qu’il n’entend pas. Ces gens qui deviennent maltraitants en voulant bien faire.
Mais, une année, c’est aussi de l’amour comme t’en as jamais vu ailleurs. Des gens fous de bonheur pour une victoire aussi petite que d’avoir réussi a s’assoir au fauteuil. Des réussites quand ton patient te dit qu’il se sent bien ici. Des yeux qui brillent. des larmes de soutien. des rires gras et idiots. des blagues douteuses. des chansons. des massages. de la tendresse. De la chaleur.
Et puis, c’est lui. Lui, dont tu revis trop souvent encore les derniers jours. Lui, dont tu revois les grands yeux écarquillés par le manque d’oxygène. Lui. Sa femme, ses enfants et leur premier Noël sans lui.
Lui, le souvenir qui pique.
Faire le bilan des absents. Faire le tour des horreurs. Faire le compte des petites joies. Faire un sourire en sachant que t’es payée comme un crachat sur ta gueule mais sourire quand même, parce que putain, ton métier, il te nourrit corps et âme, faut bien l’admettre.

Aléa

L’histoire d’une fille que tu peux pas sauver.
L’histoire d’une fille dont tu te fous. L’histoire d’une fille qui t’a rien demandé de toute façon.
Comment tu pourrais réagir à ce qu’elle te raconterait d’abord?
Tu ne saurais pas. C’est normal. Tu penserais qu’elle te met mal à l’aise à étaler sa vie, sans pudeur. Tu te dirais qu’elle te gonfle avec sa tristesse. Parce que toi aussi, t’as souffert et que c’est trop facile de s’apitoyer sur son sort. C’est vrai quoi, y’a des enfants qui crèvent la dalle en Afrique. Elle est pénible, cette fille, à être malheureuse, franchement. Elle sait pas relativiser.
Et puis son rôle de victime, ça l’arrange bien finalement. Elle peut se faire plaindre. C’est confortable. Toi, t’en as eu des galères dans ta vie, et tu t’es toujours relevé. Non, vraiment, tu ne comprends pas ces gens qui se lamentent pour un rien. La vie c’est dur et elle, c’est une faible, tu le vois bien.
Cette fille, de toute façon, elle fait rien pour s’en sortir. C’est comme ces femmes qui restent avec leur maris violents. C’est un peu leur faute quand même.
Alors oui, c’est malheureux ce qu’elle vit. Oui, c’était un couteau pointé contre sa gorge par quelqu’un censé la protéger et la choyer. Oui, elle est mal-aimée. Oui, elle est un fusible, un sacrifice même, mais elle va quand même pas nous bassiner éternellement avec ça, faut pas exagérer.
Sa vie ratée, sa vie de ratée, son existence de prisonnière, ses instants de faits divers, tout ça, de toute façon, ça n’est qu’un aléa.
D’ailleurs, elle n’est que ça maintenant que tu y penses…c’est ça. Un aléa.

Sa faute.

Elle sait pas aimer.
Ou alors, elle sait pas être aimée. Ou alors elle a su mais elle sait plus.
Elle se souvient de cette histoire. Elle avait 20 ans, il en avait 23. Il habitait La Baule, elle était en vacances la-bas. Leur rencontre était fatale, ça ne pouvait que finir mal.
Il avait eu un coup de foudre pour elle, ça avait suffit a la conquérir puisqu’elle n’avait jamais pensé qu’on puisse s’intéresser a elle. Sur un coup de tête, elle était partie vivre avec lui, chez ses parents, « temporairement » disait-il. Elle se souvient avoir été accueillie comme si elle était quelqu’un d’important. Une famille chaleureuse, simple, enveloppante. Le genre de gens qu’elle aimerait tout de suite.
Rapidement, il l’avait dominée. C’était facile remarque. Elle se sentait moins que rien, elle n’était pas chez elle, n’avait plus ses repères.
Il avait un talent fou pour devenir fou. Il s’énervait pour tout, pour rien. Il lui hurlait dessus. Au début, elle avait essayé de rétorquer. Mais il criait encore plus fort. Alors pour ne pas déranger ces gens qui l’hébergeaient, elle avait préféré se taire. Quand sa belle-mère essayait de la défendre, il cognait les murs, les portes, s’arrachait les cheveux, bousculait tout sur son passage, la secouait comme une poupée de chiffon…
Sa vie tournait autour de la sienne. Elle ne conduisait pas, ses amis, il les avait tous fait fuir en l’humiliant et la rabaissant devant eux. Ils s’éloignaient tous, gênés par le malaise et la honte de ne rien faire.
Lui, il fumait des joins et prenait de la coke. Entre les défonces, il travaillait parfois. Elle, elle vivait comme un zombie. Son existence, c’était de manger, dormir et faire semblant. Quand elle retournait voir ses parents, il annonçait l’ambiance dès le trajet, en roulant à 200km/h pour lui faire peur. Et quand elle se mettait a hurler, il accélérait. Ça faisait tomber la cage du chat qui, de peur, se faisait dessus. Alors, il s’arrêtait et frappait l’animal pendant qu’elle le suppliait d’arrêter.
Arrivée chez les siens, il la serrait de près, ses gestes étaient contrôlés. Elle était éteinte de toute façon. Son père l’adorait. Ils déblatéraient pendant des heures sur les voitures et les cigares, le parfait tableau du machisme beauf, forcément, elle pouvait pas lutter.
Repartir était une souffrance telle qu’elle avait fini par ne plus bouger de la prison qu’il lui avait crée. A chaque fois qu’elle avait voulu s’échapper, Il avait eu ce même regard que Jack Nicholson dans Shinning. Il donnait des coups de poing juste a côté de son visage. Il hurlait. Terrorisée par sa violence, elle abandonnait, attendant juste que ça passe. Quand il s’était calmé, il venait l’embrasser. Putain, elle en aurait vomi de dégoût mais pour ne pas l’énerver a nouveau elle ne réagissait pas. Souvent il voulait la baiser après. Mon dieu, qu’elle haïssait ce moment… Elle avait même arrêté de s’épiler, de se laver, pris du poids et traînait en jogging pour qu’il n’ait plus envie.
En vain. De toute façon, il la baisait même quand les larmes coulaient sur ses joues.
Un jour que le dégoût était plus fort, elle avait osé lui dire qu’elle ne voulait vraiment pas. Il l’avait poussée a coups de pied en dehors du lit. La, alors qu’elle chialait parterre, il lui avait dit qu’elle était immonde, que c’était une grosse vache, qu’elle avait de la chance que quelqu’un soit avec elle tellement elle était répugnante, qu’elle n’avait décidément rien pour elle…
Ça pouvait durer des heures. Elle aurait voulu répondre mais il hurlait encore plus fort et même quand ses parents réveillés et indignés, étaient intervenus, il reprenait de plus belle ses insultes.
Une fois calmé, la maison a nouveau paisible, il lui avait écarté les cuisses et l’avait pénétrée. Puis après lui avoir giclé dessus, il s’était endormi paisiblement.
Les jours s’écoulaient, elle mourrait a petit feu. Elle ne se rendait même plus compte que ses yeux pleuraient en permanence. Elle étouffait dans sa rage, dans ses peurs et dans son propre dégoût.
Ce qui lui redonnait le sourire de temps en temps, c’était cette famille qui avait pourtant eu le malheur d’engendrer son bourreau.
Un jour qu’il était au travail, sa belle-mère était venue devant elle avec de l’argent. Elle lui avait dit que son fils était mauvais et qu’elle allait l’aider a s’échapper. Dans une panique suffocante, elle avait fourré ses affaires dans un sac et son chat dans sa cage. La sainte femme l’avait conduit a la gare et elle était partie. Tremblant de la tête aux pieds, la terreur des représailles l’empêchant d’avaler sa salive.
En chemin, elle avait réalisé le risque qu’avait pris cette mère pour la sauver de son fils et avait su que cette fois-ci elle ne pouvait plus rester victime et qu’elle réussirait à affronter son démon.
Bien plus tard, quand les séquelles de cette relation l’empêchaient encore d’avancer, elle avait appris qu’il avait rencontré l’amour, qu’il était transformé et heureux père de 3 enfants.
Elle n’avait pu s’empêcher de penser que c’était peut-être bien elle qui induisait le mépris.
Peut-être qu’elle avait provoqué ses réactions. Peut-être qu’elle méritait sa condition. Peut-être que c’était bien fait pour elle après tout. Peut-etre que c’était sa faute.
Comment expliquer autrement que son bourreau soit le prince charmant d’une autre?