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En passant

Fin.

T’attaquais ton weekend de repos, t’étais avec une pote, il était 23h. T’avais donné ton numéro a une collègue pour qu’elle te prévienne dans le week-end, s’il se passait quelque chose. Tu savais. Tu redoutais, mais tu savais.
Quand le numéro s’est affiché, tu n’as pas pu décrocher; t’as juste attendu le message sur ton répondeur. Voilà. Il était mort 1h plus tôt. Il avait enfin lâché prise.
Depuis 1 mois, il n’avait pas réussi a abandonner. Il avait beau avoir pensé s’en aller avant la rentrée des enfants, il n’avait pu s’y résoudre. En même temps, mourir, à son âge, t’en as de bonnes toi aussi…
Ce mec toujours dans le contrôle, tu pouvais pas lui demander ça. Il avait même déjà fait acheter les cadeaux de Noël des enfants en sachant qu’il ne serait plus la, comment veux-tu qu’il se laisse aller…
Jour après jour, tu l’as vu négocier avec lui-même sur ce que sa dignité était capable de subir. A chaque fois que ton aide augmentait, tu savais que c’était une défaite de plus pour lui. D’un refus complet du moindre contact, tu te retrouvais quelques temps plus tard a lui essuyer les fesses après qu’il ait eu des selles dans son lit.
Il en pleurait jusqu’à s’en étouffer, mais ça aussi, il avait fini par l’accepter. Il avait tout subi, tant qu’il pouvait rester en vie. Capituler sur ses principes fondamentaux quand t’y penses ça doit demander un courage de dingue. Tu n’y arriverais pas toi.
10 jours plus tôt, les médecins avaient décidé d’une ultime chimiothérapie. Pour lui, un espoir non pas de guérir mais d’être prolongé un peu. Pour l’équipe, un moyen de soulager sa souffrance morale, en sachant pertinemment qu’il y avait peu de chances pour que ça donne des résultats. Une chimiothérapie compassionnelle que ça s’appelle même. Oui y’a aussi un nom médical pour ça, c’est fou.
Quand t’es parti en vacances, t’as pensé ne pas le revoir mais il t’avait juré du contraire et il avait tenu parole. A ton retour, le plus surprenant c’est qu’il semblait aller mieux. Œdèmes résorbés, tumeur diminuée… On se prenait a envisager une hospitalisation a domicile. Sa merveilleuse femme le stimulant en permanence, lui intimant de se battre encore et toujours…
Et puis aujourd’hui.
L’éclatement. Le retour a la réalité. Un ventre énorme et dur. Des jambes dans lesquelles tes doigts ont laissés des marques comme dans du beurre. Et des crises d’angoisses. Des angoisses de mort. La terreur dans ses yeux.
Tu as parlé avec lui. Il t’a dit qu’il ne savait pas qu’un être humain pouvait souffrir autant. Qu’il n’en pouvait plus mais qu’il avait peur de décevoir sa femme s’il lâchait prise. Quand elle est arrivée, Il a cherché dans son regard, son approbation. Ses yeux la fixant et l’implorant de lui accorder le droit de ne plus lutter.
En début d’après-midi, il se sentait mal. Tu as pris sa température, il avait 40. Ça y était. Le corps se déglinguait, abandonnait.
Avant de partir, tu es allée le voir, il t’a dit de ne pas t’inquiéter. Il a même réussi a te sourire. Sa femme t’a dit a lundi. Tu savais que tu ne la reverrai plus cette incroyable et si forte femme. tu lui as rendu la politesse.
Tu as su qu’il avait été sédaté dans l’après-midi et que ses enfants avaient pu le voir avant la fin.
Tu n’étais pas la quand il est mort. un sentiment d’inachevé. T’aurais tellement voulu être a son chevet. prendre soin de lui après. Pour pouvoir aussi faire ton deuil. Ton accompagnement s’est arrêté a la porte. Ça te laisse un goût amer. Tu chiales. Tu es soulagée aussi. Tu te refais le film de sa lente agonie. Tout se mélange. T’as eu tes collègues au téléphone, elles te décrivent le même sentiment.
Ça va te marquer autant qu’elles. Tu sais que tu vas y laisser des plumes. Comme tout ceux qui l’ont connu de toute façon. Parce que, tu t’es assez évertuée a le répéter, lui, on était obligé de s’y attacher.

Voila. Lui est mort. probable que dans 20 ans, tu t’en souviennes encore.

Ps: tu te souviens maintenant qu’il voulait que les gens donnent leur sang et/ou leurs plaquettes.
Tu te dis que même si ton texte ne fait écho qu’a une seule personne, tu auras déjà gagné ça.

Le premier

On se souvient toujours de ses premières fois.
Ta première clope, ton premier joint, ton premier amour et …… ton premier mort.
Tu t’en souviens parce tu as été à l’affût de tout ce que tu ressentais et voyais a ce moment là.
Ça ne t’a pas touché plus que ça. D’abord parce que c’était une petite vieille et que bêtement, ça te paraissait plus logique. Ensuite et surtout, parce qu’elle suppliait la mort de l’emporter.
Elle avait un cancer de la langue sans jamais avoir fumé.
Le médecin, tu t’en souviens, c’était le sosie de Thierry Ardisson. Comme il t’avait à la bonne, il t’avait montré la cavité buccale de cette patiente. Le palais était nécrosé, la langue était tordue, énorme, tu ne sais plus trop, mais en tout cas, tu te rappelles du sang mêlé de bave qui coulait en permanence sur le côté. Elle s’agitait. Elle souffrait. Sa fille ne savait plus quoi dire pour la calmer.
Et puis un soir elle est morte. Seule. Quand tu l’as vue les yeux ouverts ça t’a un peu mise mal a l’aise. Comme si son regard te suivait. Normal pour une fille gavée aux séries de fantômes, de revenants et de zombies…
T’as demandé à faire la toilette mortuaire, pour savoir si t’étais capable de toucher un corps inerte.
T’as mis de l’eau chaude dans ta bassine, ta formatrice t’a dit que c’était absurde puisqu’elle était morte, elle ne verrait pas la différence, la ‘ptite dame’. T’as gardé ton eau chaude, parce que t’as eu le frisson de penser qu’elle était peut-être encore la. T’avais dû voir ça dans Médium.
Premier contact. C’est froid. C’est mou. C’est une poupée de chiffon. Ah tiens, l’eau sèche beaucoup moins bien, t’avais pas pensé à ça. T’es tellement concentrée sur l’instant que ça t’en donne des vertiges. La voix de tes collègues ne parvient pas jusqu’à toi. Puis, tu t’es pliée au rituel du coton dans la bouche et le nez. Tu as détesté cette épreuve. Cette impression d’étouffer la personne, de la meurtrir. Aujourd’hui encore, ce geste tu t’arranges le plus possible pour le déléguer a une collègue.
On lui a mis une couche. Toujours une couche pour les morts. C’est bien, ça relativise la beauté et la richesse. A la fin, t’auras une couche pour éviter que tu te vides sur la table mortuaire, t’auras rien a dire.
On a habillé la ptite dame avec les vêtements amenés par la famille. Elle était chouette comme ça. Tu la redécouvrais, sans ses mimiques de douleur. Apaisée.
La famille est entrée. *Sourire mais pas trop. Être compatissante mais pas trop. Parler mais tout bas. Pour dire quoi d’ailleurs? Et le retour a la normale, tu le fais quand? A quel moment après un mort, tu peux retourner à la vie et rire comme si rien n’avait eu lieu?*
Encore aujourd’hui, Le sourire-pompe funèbre tu ne le maîtrises pas trop. Mais tu réussis, plutôt bien, à t’occuper d’un décès, puis à partir manger en faisant des blagues lamentables.
Le mort d’après, tu t’en souviens aux cris des parents. Il avait 18 ans. Juste les cris. Tu ne te souviens que de ça et du soulagement de ne pas l’avoir connu ce patient.
Quelques années et un paquet de morts plus tard, tu peux reconnaître que parfois, tu n’as pas ressenti la moindre émotion. Parfois, tu as été choquée par la violence de la mort. Parfois, tu as chialé. Parfois, tu as ravalé de la colère face a une famille vénale. Deux fois, tu as eu un fou rire.
Souvent, tu as été soulagée de savoir qu’enfin, les familles pourraient faire leur deuil.
C’est long, la mort en soins palliatifs.

Lui.

Il y a les patients normaux, ceux que tu apprécies plus ou moins, ceux pour lequel tu ne ressens rien de particulier, ceux qui t’attendrissent , ceux qui t’emmerdent et puis il y a lui.

Lui, c’est celui qui va te faire pleurer des jours entiers. celui qui va bouleverser ton quotidien et te broyer les tripes.

Lui, 40 ans marié et père de 2 enfants. tu le connais depuis que tu bosses ici. il est venu souvent faire ses cures de chimios pour son lymphome de Burkitt. Malgré les 25% de guérison estimés, il a toujours été optimiste, lui.

C’est le genre de personne que tu aimes à la seconde où tu lui parles. Il fait ça à tout le monde. Personne n’y peut rien, on est obligé de l’aimer. Il est grand avec un physique a la Gainsbourg: oreilles décollées et nez crochu. De grands yeux bleus et une voix d’une extrême douceur.

A ta première rencontre avec lui, vous avez discuté 1 heure. Les fois d’après, tu t’organisais exprès pour terminer par lui et pouvoir t’éterniser. Parler de tout. De sa maladie, de ses espoirs, de son aversion pour Apple, de son envie de faire de l’humanitaire quand il serait guérit. Sa chambre a toujours été chaleureuse et pleine de vie. Les dessins des gosses, les décos sur la potence du lit, les friandises éparpillées et la connivence avec sa femme… Sa femme, si forte, si souriante et aimante. Un amour comme on n’en voit que dans ces endroits. Parce qu’on s’en fout du partage des taches ménagères, parce que l’urgence de vivre efface le reste pour ne laisser que le sentiment le plus pur. Le plus dur. Celui qui déchire, partagé entre l’envie de ne plus voir souffrir l’autre et l’impossibilité de le laisser s’en aller.

Lui, en décembre dernier, il a tenté une autogreffe. Un processus pénible pour un échec complet. Échec de toutes les chimios de toute façon, parce qu’évidemment, lui n’a pas de chance.

Lui, la semaine dernière, il est revenu se faire hospitaliser une dernière fois. Quand tu l’as vu, avec ses 20 kilos en moins, tu ne l’as reconnu qu’a ses grandes oreilles-satellites. Il t’a souris derrière son masque à haute concentration. Il t’a demandé à toi comment tu allais. Tu as eu envie de le serrer contre toi. Il a sorti son vieux cahier sur lequel il tient son journal de bord. Peut-être qu’il y parle de toi et de tes collègues. Il a toujours posé des millions de questions sur tout le monde, s’intéressant à chacune, analysant le moindre geste ou regard, cherchant à comprendre la vie de cette putain de clinique. Ce cahier, il t’a toujours foutue la trouille. Tu imagines la tristesse de chaque mot, te demandes comment feront ceux qui le liront pour tenir.

Les jours suivants, lui, c’est le sujet de conversation central. Parce qu’il a touché tout le monde, on n’a même pas besoin de le nommer. un simple ‘ »comment il va ? » et on sait de quel patient on parle. Chaque jour, une moue un peu plus défaitiste se lit sur nos visages.

L’autre jour, tu as eu trois décès dans la même journée, ça ne t’as pas heurtée plus que ça et pourtant, a la fin de ton service, tu es allée le voir, lui, et t’es repartie en miettes. Il était à 15 litres d’oxygène, assis au bord du lit, les mots coupés par son souffle, il parlait avec l’infirmière d’une possible nouvelle chimio, la regardant avec des yeux implorants puis revenant de lui même à la raison. Toi, t’étais là, et tu le regardais ce mec d’une gentillesse infinie, tu voyais sa torture de ne pas se résoudre à abandonner, tu l’as même entendu s’excuser de faire des angoisses de mort. Putain, t’y croyais pas, il était en train de s’excuser d’étouffer. Ça t’a sciée, tu t’es retirée discrètement de la conversation parce que toi, t’es pas aussi forte que lui et que tes larmes, tu ne pouvais pas les contenir. Tu t’es isolée dans l’office infirmier et t’as chialé. Quand t’es retournée dans la chambre, les yeux rougis il t’a regardée, tu as grimacé un sourire crispé, il a su.

Pendant tes 6 derniers jours de travail, t’as essayé sans cesse de l’aider. Il a toujours refusé. Toute l’équipe s’est pliée en 4 pour tenter de le soulager dans son quotidien. Réveillé plus tard, sa femme et ses enfants dormant avec lui 1 jour sur 2, les médecins en permanence dans sa chambre pour répondre a ses questions… T’as essayé tout ce que t’as pu pour l’aider dans sa toilette, négocié un bain de pieds, juste un dos, un massage mais rien n’a marché. T’as compris que la seule chose qui lui restait c’était sa dignité et jusqu’au bout il entendait garder le contrôle. Au final, l’aide que tu voulais tant lui donner c’était pour toi. Parce que tout ça, c’est trop pour toi. Ça t’éclate le bide et tu ne peux rien changer.

Hier matin, les deux p’tits regardaient la télé dans le salon des familles. Dans la chambre, il a lancé une vanne a sa femme auquel elle a répondu. Leur complicité t’éclatant les yeux. La nuit il avait craqué. la terreur de se voir mourir étouffé l’empêchant de dormir, ils avaient pleuré. Ils ne faisaient plus qu’un dans la douleur et quelques heures plus tard, face a toi, ils se charriaient baignant la pièce d’une légèreté que tu peinais a apporter.

Aujourd’hui, tu l’as senti a bout de force. Il n’arrive plus a lutter. La doc est restée 1h dans sa chambre à lui expliquer la sédation en cas de détresse respiratoire. Il lui a dit que c’était peut-être pas si mal s’il partait maintenant parce que ça ne correspondait à aucune date-clé pour sa famille. Il avait réussi à tenir pour l’anniversaire de sa femme, avait brillamment passé le sien, 3 semaines plus tôt. La semaine prochaine, avec la rentrée des 2 p’tits, ça serait plus compliqué. Oui, voila, c’était peut-être maintenant qu’il devait lâcher. L’infirmière est ressortie en pleurant, elle aussi complètement accroc à cette famille, à lui.

L’équipe s’est regroupée dans l’office pour parler de lui et évoquer la peur d’être la quand ça arrivera, chacune espérant y échapper.

Toi, t’es retournée dans sa chambre prétextant n’importe quelle excuse pour le voir avant ton repos, au cas ou.

La, seule avec lui, il t’a dit que tu allais lui manquer. Tu as baissé les yeux pour ne pas croiser son regard, incapable de le soutenir sans verser de larmes. Il t’a demandé si tu étais mariée, si tu avais des enfants, comment tu faisais pour quitter ton travail en rentrant chez toi. Tu lui as répondu qu’en ce moment tu n’y arrivais pas. Tu as posé ta main sur son bras pour lui dire que tu viendrais le voir vendredi, il te l’a prise, t’as dit ‘avec grand plaisir’ et t’as demandé de prendre soin de toi. Tu es partie sans le regarder ravagée par l’émotion.

Depuis tu pleures. il faut que tu l’écrives même si c’est indigeste, que c’est moche et que ça ressemble a du sous-Marc Levy, peu importe tu n’en peux plus de cette peine.

Lui, c’est un être d’une pudeur extrême, digne, courageux, drôle, généreux, bienveillant, sensible et bouleversant. Lui, il ne te quitte plus, tu ne sais pas comment tu vas gérer sa mort et c’est tout le sens de ton travail et de ta vie sans éclat que tu remets en question.

Après lui, ne plus jamais s’attacher. Juré, tu ne recommenceras pas.